Le bon gardien

La bonté m’a souvent rendu visite. Elle a pris cette fois un visage repoussant, plein de traces de petite vérole. Ses yeux noirs lancent des flammes terribles et sa voix est rude et tonitruante. Dans mon for intérieur, j’ai de l’aversion pour ce grand corps fruste, écrasant de puissance.

Rescapées, nous clouons des rails et déchargeons des wagonnets pleins de traverses. Quarante-trois degrés en dessous de zéro. Nous étions arrivées à destination après plusieurs jours de voyage ; les trois-quart d’entre nous étaient restées dans les fourgons, gelées. Nous sommes encadrées par des gardiens, travailleurs eux-mêmes, et l’ensemble est étroitement surveillé par des uniformes noirs, marqués de la tête de mort. J’ai, depuis plusieurs jours, beaucoup de mal à suivre les autres, et je regarde avec envie les pieds de ceux qui sont encore chaussés : mes godasses ont été volées. Elles avaient pour moi beaucoup de valeur : les semelles étaient doublées à l’intérieur de notes prises en cachette et elles étaient encore solides contre le froid. Ces vols sont fréquents. En échange, on m’a laissé une paire de godillots trop larges, qui respirent le froid à plein trous. C’est la vie même qui m’a été dérobée. Je marche sans rien voir, les yeux rivés aux pieds qui traînent devant moi. Une voix hargneuse et puissante me rappelle qu’il faut accélérer. Des larmes de froid coulent sur mon visage, et la souffrance de mes pieds gelés est terriblement vivante. Au travail, je frappe sur les clous avec rage et désespoir. Le vilain visage à grosse voix a tout vu : brusquement, il m’arrache le marteau des mains, et m’ordonne de le suivre. Il me conduit près d’un feu de bois, à l’abri des regards. Avec des éclats de voix méchante, mais qu’un regard de bonté dément, il gesticule ostensiblement, et frictionne mes pieds avec des journaux. Il sort de son sac une paire de galoches dont il me chausse. Avec ce geste gratuit, il me rend la vie, et risque en même temps la sienne. Mon bon gardien est devenu, durant quatre mois, l’ami caché, attentif, compatissant. Durant ces cent vingt jours, le travail est moins dur, les journées moins longues, parce que j’ai vu dans ses yeux mon visage humain. A son départ, j’ai pu de nouveau pleurer et espérer encore en la bonté des hommes.

Magda Hollander-Lafon « Les chemins du temps » Ed. Ouvrières 1977 (page 62/64)


Surpris par la pandémie…

J’ai été surpris par la pandémie mais dans ma vie, j’ai l’habitude de voir arriver l’inattendu. L’arrivée d’Hitler a été inattendue pour tout le monde. Le pacte germano-soviétique était inattendu et incroyable. Le début de la guerre d’Algérie a été inattendu. Je n’ai vécu que pour l’inattendu et l’habitude des crises. En ce sens, je vis une nouvelle crise énorme mais qui a toutes les caractéristiques de la crise. C’est-à-dire que d’un côté suscite l’imagination créative et suscite des peurs et régressions mentales. Nous recherchons tous le salut providentiel, mais nous ne savons pas comment. Il faut apprendre que dans l’histoire, l’inattendu se produit et se reproduira. Nous pensions vivre des certitudes, des statistiques, des prévisions, et à l’idée que tout était stable, alors que tout commençait déjà à entrer en crise. On ne s’en est pas rendu compte. Nous devons apprendre à vivre avec l’incertitude, c’est-à-dire avoir le courage de l’affronter, d’être prêt à résister aux forces négatives. La crise nous rend plus fous et plus sages. Une chose et une autre. La plupart des gens perdent la tête et d’autres deviennent plus lucides. La crise favorise les forces les plus contraires. Je souhaite que ce soient les forces créatives, les forces lucides et celles qui recherchent un nouveau chemin, celles qui s’imposent, même si elles sont encore très dispersées et faibles. Nous pouvons nous indigner à juste titre mais nous ne devons pas nous enfermer dans l’indignation.
Il y a quelque chose que nous oublions : il y a vingt ans, un processus de dégradation a commencé dans le monde. La crise de la démocratie n’est pas seulement en Amérique latine, mais aussi dans les pays européens. La maîtrise du profit illimité qui contrôle tout est dans tous les pays. Idem la crise écologique. L’esprit doit faire face aux crises pour les maîtriser et les dépasser. Sinon nous sommes ses victimes.
Nous voyons aujourd’hui s’installer les éléments d’un totalitarisme. Celui-ci n’a plus rien à voir avec celui du siècle dernier. Mais nous avons tous les moyens de surveillance de drones, de téléphones portables, de reconnaissance faciale. Il y a tous les moyens pour surgir un totalitarisme de surveillance. Le problème est d’empêcher ces éléments de se réunir pour créer une société totalitaire et invivable pour nous.
A la veille de mes 100 ans, que puis-je souhaiter ? Je souhaite force, courage et lucidité. Nous avons besoin de vivre dans des petites oasis de vie et de fraternité.

Edgar MORIN (99 ans)