La bonté m’a souvent rendu visite. Elle a pris cette fois un visage repoussant, plein de traces de petite vérole. Ses yeux noirs lancent des flammes terribles et sa voix est rude et tonitruante. Dans mon for intérieur, j’ai de l’aversion pour ce grand corps fruste, écrasant de puissance.
Rescapées, nous clouons des rails et déchargeons des wagonnets pleins de traverses. Quarante-trois degrés en dessous de zéro. Nous étions arrivées à destination après plusieurs jours de voyage ; les trois-quart d’entre nous étaient restées dans les fourgons, gelées. Nous sommes encadrées par des gardiens, travailleurs eux-mêmes, et l’ensemble est étroitement surveillé par des uniformes noirs, marqués de la tête de mort. J’ai, depuis plusieurs jours, beaucoup de mal à suivre les autres, et je regarde avec envie les pieds de ceux qui sont encore chaussés : mes godasses ont été volées. Elles avaient pour moi beaucoup de valeur : les semelles étaient doublées à l’intérieur de notes prises en cachette et elles étaient encore solides contre le froid. Ces vols sont fréquents. En échange, on m’a laissé une paire de godillots trop larges, qui respirent le froid à plein trous. C’est la vie même qui m’a été dérobée. Je marche sans rien voir, les yeux rivés aux pieds qui traînent devant moi. Une voix hargneuse et puissante me rappelle qu’il faut accélérer. Des larmes de froid coulent sur mon visage, et la souffrance de mes pieds gelés est terriblement vivante. Au travail, je frappe sur les clous avec rage et désespoir. Le vilain visage à grosse voix a tout vu : brusquement, il m’arrache le marteau des mains, et m’ordonne de le suivre. Il me conduit près d’un feu de bois, à l’abri des regards. Avec des éclats de voix méchante, mais qu’un regard de bonté dément, il gesticule ostensiblement, et frictionne mes pieds avec des journaux. Il sort de son sac une paire de galoches dont il me chausse. Avec ce geste gratuit, il me rend la vie, et risque en même temps la sienne. Mon bon gardien est devenu, durant quatre mois, l’ami caché, attentif, compatissant. Durant ces cent vingt jours, le travail est moins dur, les journées moins longues, parce que j’ai vu dans ses yeux mon visage humain. A son départ, j’ai pu de nouveau pleurer et espérer encore en la bonté des hommes.
Magda Hollander-Lafon « Les chemins du temps » Ed. Ouvrières 1977 (page 62/64)